Conclusions de l’avocate générale dans les affaires jointes C-245/19 et C-246/19 État du Grand-Duché de Luxembourg

Selonl’avocate générale Kokott, le destinataire, le contribuable et tous les autres tiers concernés doivent pouvoir soumettre à un contrôle juridictionnel une injonction de fournir des renseignements prise dans le cadre de l’échange international d’informations entreautorités fiscales

L’exclusion d’une telle possibilité de protection juridictionnelle méconnaît le droit à un recours juridictionnel effectif consacré par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

L’administration fiscale espagnole a sollicité, en octobre 2016 et en mars 2017, del’administration fiscale luxembourgeoise, au titre de la convention fiscale luxembourgo-espagnole et de la directive relative à la coopération administrative dans le domaine fiscal, la transmissiond’informations relatives à une artiste espagnole résidant en Espagne.

L’administration fiscale luxembourgeoise ne disposait pas elle-mêmedes informations demandées. Pour donner suite à la première demande d’informations de l’administration fiscale espagnole, elle a enjoint une société luxembourgeoise de produire des copies de conventions qu’elle avait conclues avec d’autres sociétés portant sur les droits de l’artiste ainsi que d’autres documents et, en particulier, des copies de factures afférentes à ces contrats et des informations sur des comptes bancaires. La législation luxembourgeoise en vigueur à l’époque excluait tout recours juridictionnel à l’encontre d’une telle injonction. Selon la législation luxembourgeoise, le détenteur de l’information encourt une amende pouvant aller jusqu’à 250 000 euros s’il ne se conforme pas à cette injonction dans le moissuivant sa réception.

Pour donner suite à la seconde demande d’informations, l’administration fiscale luxembourgeoise a enjoint une banque luxembourgeoise de lui fournir des renseignements sur des comptes, des états de compte et d’autres actifs financiers de l’artiste espagnole concernée ainsi que sur des actifs financiers que celle-ci détenait dans des sociétés qu’elle contrôlait. Là aussi, tout recours juridictionnel était exclu.

La société luxembourgeoise à laquelle était adressée la première injonction (C-245/19), la banque luxembourgeoise à laquelle était adressée la seconde, les sociétés mentionnées dans celle-ciet l’artisteelle-mêmeont néanmoins formé un recours contreles injonctions devant les juridictions luxembourgeoises.

La Cour administrative (Luxembourg), saisie en appel de ces litiges, demande à la Cour de justice si l’injonction de fournir des renseignements constitue un empiètement sur les droits fondamentaux de la personne tenue de fournir des renseignements, du contribuable et d’autres tiers concernés à ce titre, contre lequel un recours juridictionnel effectif doit être ouvert conformément à l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la «Charte»).

De surcroît, la Cour administrative demande à la Cour d’indiquer comment la demande doit être précisément et concrètement énoncée à l’égard des personnes concernées pour que les autorités fiscales requises puissent apprécier la «pertinence vraisemblable» des informations réclamées pour la procédure fiscale dans l’autre État membre. En effet, seules les informations «vraisemblablement pertinentes» relèvent de la coopération administrative mise en place par la directive.

Dans ses conclusions présentées ce jour, l’avocate générale Juliane Kokott propose à la Cour de répondre à la première question en indiquant que la décision par laquelle une autorité dont le soutien est requisau titre de la directive 2011/16 impose à une personne defournir des renseignements sur un contribuable ou des tiers peut être attaquée par cette personne, par le contribuable et par les tiers concernés devant les tribunaux de l’État membre de l’autorité dont le soutien est requis.

Le destinataire de l’injonction de fournir des renseignements a, selon elle, conformément à l’article 47 de la Charte, parfaitement le droit de soumettre cette décision au contrôle de légalité d’un tribunal car cette injonction constitue à son égard un acte faisant grief. Il n’y a dès lors pas lieu de déterminer si des droits fondamentaux (autres) du destinataire, garantis par la Charte, sont susceptibles d’avoir été méconnus ni de savoir lesquels.

L’obligation d’un tiers de transmettre les données à caractère personnel d’un contribuable empiétant sur son droit fondamental à la protection de ces données, l’avocate générale estime que le contribuable concerné peut lui aussi saisir un tribunal, au titre de l’article 47 de la Charte, du contrôle de légalité d’une telle injonctionde fournir des renseignements. La faculté de contester un avis d’imposition ultérieur éventuel n’offre pas une protection suffisante de son droit fondamental à la protection de ses données à caractère personnel.

En ce qui concerne les tiers concernés (ici plusieurs sociétés), l’avocate générale relève que le droit fondamental à la protection des données à caractère personnel se rapporte en principe aux personnes physiques, selon la jurisprudence. Les personnes morales pourraient néanmoins invoquer le droit fondamental au respect de la vie privéeet familiale lorsque, comme ici, les renseignements réclamés concernent des comptes bancaires et des actifs financiers. Elle estime que ces tiers pourraient dès lors également soumettre l’injonction de fournir des renseignements à un contrôle de légalité au titre de l’article 47 de la Charte.

Il s’ensuit, selon elle, que l’exclusion de la protection juridictionnelle pour le destinataire de l’injonction de fournir des renseignements, pour le contribuable concerné et pour les tiers concernés,enfreint l’article 47 de la Charte.

En ce qui concerne la seconde question, l’avocate générale Kokott propose à la Cour de répondre qu’il incombe à l’autorité requérante de justifier sa demande de renseignements pour permettre à l’autorité requise de vérifier si les renseignements ne sont pas manifestement dénués de pertinence vraisemblable pour l’imposition qu’établit l’autorité requérante. La demande doit présenter des éléments concrets quant aux faits et opérations ayant une incidence fiscale de manière à exclure une recherche tous azimuts irrégulière (consistant à «aller à la pêche aux informations»

L’avocate générale estime qu’il incombe ainsi normalement à l’autorité requérante d’énumérer dans la demande de renseignements les faits qu’elle souhaite instruire ou à tout le moins les soupçons concrets entourant ces faits et leur pertinence dans le dossier fiscal. Ces motifs doivent permettre à l’État membre de l’autorité fiscale dont le soutien est requis de justifier,devant ses tribunaux, les atteintes aux droits fondamentaux que comporte l’assistance administrative, envers le destinataire, le contribuable ou des tiers concernés. La motivation requise est proportionnelle à l’importance et au caractère sensible des renseignements réclamés.